Enrico Macias : enfant de deux pays - Le Parisien

À 87 ans, Enrico Macias apparaît comme une silhouette entre deux mondes : la lumière des projecteurs et les ombres accumulées par une vie entière de scènes, de voyages et de rencontres impossibles. Le troubadour de la Méditerranée, né Gaston Ghrenassia à Constantine, a porté jusqu’au cœur de la France la voix de l’exil, de la nostalgie et d’un universel rayonnant. Mais derrière les refrains de paix, l’histoire raconte aussi des dissonances. Cinq noms, cinq trajectoires qui se sont heurtées à la sienne : Michel Sardou, Jean Ferrat, Dalida, Georges Moustaki, Charles Aznavour. Pas des querelles de comptoir, mais des fractures idéologiques, esthétiques, parfois intimes, qui disent autant de l’homme que d’une époque où la chanson servait de miroir à la société.

Sardou : la verticalité contre le vent du large

Entre Michel Sardou et Enrico Macias, le fossé n’eut jamais besoin d’un esclandre pour se creuser. Deux constellations, deux publics, deux façons d’habiter la France. Sardou, tribun frontal, assume la provocation et l’attachement à une identité carrée, parfois rugueuse. Macias, porteur d’une mémoire méditerranéenne, chante l’ouverture, la circulation des cultures, la famille élargie qu’est un public réuni. Leurs chansons se parlaient sans se répondre : épopées fières d’un côté, ballades solaires de l’autre. Au milieu, des déclarations tranchées sur l’immigration, l’identité et la nation, qui résonnaient douloureusement pour un chanteur de l’exil. Rien d’une guerre ouverte : un silence, plus lourd qu’un pamphlet. Deux France se croisent dans le même studio, sans jamais partager la même scène intérieure.

Jean Ferrat : l’intransigeance des convictions

Poète engagé, héritier d’Aragon, Jean Ferrat voyait dans la chanson une arme douce mais implacable. Pour lui, l’artiste ne s’acoquine pas avec le pouvoir ; il témoigne, il résiste, il se retire s’il le faut. En face, Macias assume la visibilité, les réceptions officielles, la main tendue à ceux qui gouvernent si cela peut porter un message de paix. Deux philosophies irréconciliables : l’une exige de rester à flanc de montagne, l’autre choisit de descendre sur la place publique. Ferrat ne nomma jamais Macias, mais ses piques contre les “compagnons de route du pouvoir” marquèrent la frontière. À la télévision, dans les festivals, on les vit côte à côte, sans pont possible. Entre l’ascèse militante et la diplomatie du cœur, le froid s’installa.

Dalida : deux astres, une orbite impossible

Tout aurait dû les unir : la Méditerranée, l’accent d’ailleurs, la conquête de Paris par la grâce et la sueur. Dalida, reine d’une perfection millimétrée, maîtrisait l’image, le geste, la lumière. Macias préférait la chaleur et l’imprévu, le bras qui s’ouvre sur un public métissé. Les années 60-70, ivres de variétés et de paillettes, ont transformé leur proximité en rivalité feutrée. La presse, friande d’affiches et de duels symboliques, soufflait sur des braises de jalousies supposées. Elle, star absolue, goûtait peu qu’une autre voix “venue d’ailleurs” aimante caméras et commentaires ; lui, croyant trouver une sœur d’exil, buta sur une froideur polie. Les producteurs apprirent à ne pas les programmer ensemble. Deux astres brillèrent longtemps, mais sur des orbites que tout éloignait.

Georges Moustaki : du mythe bohème à la désillusion

Dans les cafés de Saint-Germain-des-Prés, leur fraternité semblait écrite. Moustaki, poète vagabond, chantait la liberté sans concession, la marge comme refuge et drapeau. Macias, plus institutionnel à mesure que sa voix devenait symbole, acceptait de devenir une figure, parfois un ambassadeur. Aux yeux de Moustaki, ce mouvement vers les salons officiels avait la couleur d’une compromission. Aux yeux de Macias, c’était la condition pour parler au plus grand nombre et faire avancer l’idée de fraternité. Pas de fracas, mais un glissement. Des regards ironiques, des conversations qui s’éteignent, une complicité qui se défait. Le public n’y vit que du feu. Le milieu, lui, sut que deux frères d’exil s’étaient perdus de vue au nom de deux vérités de l’art.

Charles Aznavour : respect, exigence, méfiance

Avec Aznavour, la légende rencontre la légende. Au début, l’admiration fut réciproque : le maître de la rigueur et de l’émotion ciselée saluait l’originalité d’une voix venue du Sud ; le troubadour voyait en Aznavour la preuve qu’un artiste né ailleurs pouvait s’imposer partout. Puis la tectonique des tempéraments fit son œuvre. Aznavour prêchait la discipline totale, le contrôle de chaque syllabe, l’obsession du mieux. Macias revendiquait la sincérité brute, la force de l’instant qui déborde les cadres. S’ajouta, comme un caillou dans la chaussure, l’éternel soupçon de proximité “trop” politique. Les invitations communes se raréfièrent, la politesse devint mur. Deux souverains, un même royaume : la chanson française. Et un couloir où l’on passe sans s’arrêter.

Un homme, une époque, un pays en mutation

Ces inimitiés ne racontent pas seulement un caractère : elles déplient la France des Trente Glorieuses à l’après-68, de l’Algérie perdue aux débats sur l’identité, de la variété triomphante aux exigences de la chanson à texte. Macias y incarne un pont : celui qui, depuis la blessure de l’exil, croit que la musique peut réconcilier ce que l’histoire sépare. En face, des artistes qui, chacun à leur manière, craignent que l’ouverture dilue le sens, ou que la lumière médiatique dévoie la vérité.

On peut juger ces désaccords sévères ou minces. On peut y lire des malentendus, des susceptibilités, des égarements d’ego. Mais on y entend surtout la note sensible d’une époque qui se cherchait. La France qui fredonnait “Enfants de tous pays” n’était pas la même que celle qui vibrait à “Les Lacs du Connemara”. La montagne de Ferrat n’était pas le même horizon que la mer intérieure de Macias. Dalida faisait du gala une cathédrale ; lui, de la scène une grande table familiale. Moustaki brandissait la guitare comme un manifeste ; Macias, comme un passeport. Aznavour sculptait chaque mot ; Macias laissait courir la lumière.

La légende au-delà des fractures

Enrico Macias La popularité si je mens ! - Vagnoux production

Faut-il y voir des rancœurs définitives ? Peut-être pas. Ce que ces oppositions ont laissé, c’est la trace d’un artiste plus humain que l’image ne le laissait paraître : vulnérable, fier, parfois blessé, toujours habité par l’idée que sa voix devait servir à rassembler. Les fissures n’ont pas effacé l’édifice. Elles l’ont rendu lisible. Au bout du compte, l’héritage d’Enrico Macias n’est pas de savoir qui il n’a “pas pu voir en peinture”, mais d’avoir offert à des millions de personnes une maison sonore où l’exil, la joie et la mémoire s’asseyent à la même table.

La légende continue — parce que les chansons qui survivent ne sont pas celles qui gagnent les débats, mais celles qui nous accompagnent sur la route. Et sur cette route, malgré les murs et les malentendus, la voix d’Enrico Macias demeure un phare : pas parfait, pas consensuel, mais obstinément tournée vers l’horizon où l’on se retrouve.