Les plateaux de  télévision sont les arènes modernes. Chaque soir, des millions de téléspectateurs assistent à des joutes verbales où les mots sont des armes, et chaque silence, un aveu. L’émission “C à vous”, sur France 5, est souvent perçue comme l’un de ces “tribunaux médiatiques” de choix : un lieu où les invités politiques sont passés au gril, disséqués par une équipe de journalistes réputés pour leur préparation. L’invité du soir n’est autre que Jordan Bardella, figure de proue du Rassemblement National, un habitué des confrontations tendues. L’ambiance est électrique. L’accusation est prête. Mais ce soir-là, l’accusé va retourner la situation et endosser le rôle du procureur.

Acte 1 : Le Piège des 21 Amendements

Le procès s’ouvre. Le décor est planté par les journalistes. L’angle d’attaque est choisi, il se veut factuel, imparable. Il s’agit de la “fainéantise parlementaire” présumée de Jordan Bardella. Le chiffre est lâché, tel un couperet : “21 amendements”.

“En 5 ans […] vous avez déposé 21 amendements”, lance la journaliste, le regard accusateur.

Pour enfoncer le clou, la comparaison est immédiatement brandie, tel un étendard de la vertu laborieuse : “Manon Aubry, de la France Insoumise, en avait déposé 3460.”

Le piège est tendu. L’équation est simple dans l’esprit de l’accusation : 3460 est immensément supérieur à 21. Donc, Manon Aubry travaille, et Jordan Bardella est un “fainéant”. L’attaque est classique, elle vise à décrédibiliser l’élu sur son sérieux et son implication. Sur le plateau, les visages sont graves, attendant la justification confuse de l’accusé. Comment va-t-il défendre le chiffre dérisoire de 21 ?

Mais Jordan Bardella ne va pas se défendre. Il va attaquer.

Il ne conteste pas le chiffre. Il ne tente pas de le justifier. Il pivote. D’un revers de main, il change la nature même du débat. Il ne s’agit plus de quantité, mais d’impact. Il dégaine une question. Une question simple, courte, désarmante, d’une logique presque enfantine :

“Ça a changé quoi ?”

Le silence qui s’installe est glacial. La mécanique, si bien huilée, vient de gripper. On peut presque voir le “bug système” se produire en direct. La journaliste, prise au dépourvu, bafouille : “euh je je… Ah oui d’accord…”. Elle n’était pas préparée à cela. Le plan de bataille ne prévoyait pas cette riposte. Elle était prête à débattre du pourquoi des 21 amendements, pas de l’utilité des 3460.

Bardella, voyant la brèche, s’y engouffre. Il n’a plus qu’à achever le travail. D’un ton presque moqueur, il poursuit : “Si les Français qui nous regardent ce soir ont le sentiment que les amendements de déplacement de virgule de madame Aubry ont changé leur quotidien…”

La messe est dite. En une phrase, il vient de requalifier les 3460 amendements de LFI non pas en “travail”, mais en “agitation stérile”. Il oppose le “cirque” parlementaire, le “brassage de vent”, au “vrai monde”, au “quotidien des Français”. Il se positionne, lui, comme l’homme du réel, celui qui ne perd pas son temps à “déplacer des virgules”, face à une classe politique (LFI en l’occurrence) qui s’épuise en gesticulations inutiles

Le premier piège s’est refermé, non pas sur l’invité, mais sur ceux qui l’avaient tendu. Le tribunal est déstabilisé. L’accusé vient de marquer un point décisif.

Acte 2 : La Vengeance et l’Interrogation Surprise

Un bon stratège ne se contente pas de parer un coup. Il saisit l’élan pour contre-attaquer. Jordan Bardella n’est pas venu pour faire de la figuration. Après avoir été attaqué sur les chiffres, il décide de rendre la monnaie de sa pièce, en utilisant précisément la même arme.

Il se tourne alors vers un autre pilier de l’émission, le journaliste vétéran Patrick Cohen. Il a une “petite question”, une “interrogation surprise”. L’ambiance, déjà tendue, devient électrique.

“Vous qui avez l’air très confusant avec les chiffres”, commence Bardella, préparant son effet, “vous connaissez le taux de chômage des étrangers en France ?”

Le piège est d’une finesse redoutable. Il défie le journaliste sur son propre terrain : la maîtrise des faits, la connaissance des dossiers. L’homme qui pose les questions, le “sachant” de la bande, se retrouve soudain sur le banc de l’élève.

Patrick Cohen hésite. Il sent le danger. Il n’a visiblement pas le chiffre précis en tête. Il tente une esquive, une réponse vague pour sauver la face : “il est un peu plus élevé, oui…”

“Un peu plus élevé” ? Ce n’est pas une réponse. C’est un aveu d’ignorance. Bardella le sait. Il laisse planer le silence une seconde, savourant son moment. Puis, il assène la réponse, tel un professeur donnant la correction.

“C’est-à-dire ? Il est deux fois supérieur au taux de chômage des citoyens français.”

K.O. Le mot est lâché. Le silence qui suit est assourdissant. La leçon est terminée. Patrick Cohen, visiblement embarrassé, ne peut que constater les dégâts. L’arroseur est non seulement arrosé, mais il est trempé.

L’analyse de cette deuxième séquence est tout aussi révélatrice. Bardella n’a pas choisi cette question au hasard. D’abord, elle lui permet d’humilier le journaliste qui venait de le mettre en difficulté, en prouvant qu’il n’est pas lui-même infaillible. Le message est clair : “Ne me donnez pas de leçons de rigueur si vous ne connaissez pas vos propres dossiers.”