Une maison célèbre trône, silencieuse, sur les collines de Provence. Autrefois remplie de musique, elle est aujourd’hui noyée dans le silence. C’est ici, à Mouriès, que Charles Aznavour est mort, entouré d’oliviers, de chansons inachevées et de secrets précieusement gardés.

Le matin du 1er octobre 2018, un lourd silence planait sur “La maison des oliviers”, comme il l’appelait affectueusement. Inquiète de ne percevoir aucun bruit, sa gouvernante est entrée dans sa chambre et l’a trouvé paisiblement allongé. À 94 ans, l’homme qui jurait de “mourir sur scène” s’en est allé dans son sommeil, victime d’un arrêt cardio-respiratoire. Sa mort fut un choc national, donnant lieu à un hommage solennel aux Invalides, mais elle fut aussi le point de départ du dévoilement d’un empire méticuleusement construit, loin des regards.

Car derrière l’artiste vénéré, se cachait un homme d’affaires et un patriarche d’une prévoyance redoutable. Loin de l’image bohème de ses chansons, Charles Aznavour était à la tête d’une fortune colossale, estimée entre 100 et 145 millions d’euros. Un patrimoine bâti sur plus de 1400 chansons, des ventes de disques par millions et des tournées mondiales jusqu’à son dernier souffle, mais aussi protégé par une ingénierie financière sophistiquée.

L’histoire de cet héritage commence bien avant sa mort, dans les années 1970, lorsqu’un différend fiscal profond avec l’administration française pousse Aznavour à quitter le pays. “Je suis parti en colère, ça m’a fait mal”, avouera-t-il. Il s’installe alors en Suisse, à Cologny, dans une villa immaculée au bord du lac Léman, son “Home Swiss Home”. Ce n’était pas seulement un refuge fiscal, mais le quartier général de son empire.

C’est depuis la Suisse que l’artiste, blessé mais pragmatique, a organisé la gestion de son œuvre. Le véritable coffre-fort de son héritage ne se trouve ni à Paris ni à Genève, mais au Luxembourg. En 2007, il fonde discrètement la société Abrico SA, une holding chargée de gérer ses droits d’auteur et ses royalties. Une structure légale conçue pour optimiser la fiscalité sur ses revenus internationaux et, surtout, pour préparer sa succession à l’abri des complexes et coûteuses lois successorales françaises.

Aznavour avait une obsession : éviter à sa famille les déchirements publics qui ont sali l’héritage d’autres icônes, comme son ami Johnny Hallyday. “Mon testament est en place depuis trente ans”, révélait-il à “Sept à Huit”. “Je ne veux pas qu’on se batte pour une cuillère ou une fourchette. C’est ridicule et c’est ce qui arrive tout le temps.”

Il avait vu juste. Sa vie fut complexe, marquée par trois mariages et six enfants. Patricia et Charles, issus de sa première union ; Patrick, né d’une liaison et tragiquement décédé d’une overdose à 25 ans ; puis Katia, Micha et Nicolas, nés de son union durable avec la Suédoise Ulla Thorsell.

Grâce à la structure luxembourgeoise et à une planification rigoureuse, les cinq enfants survivants ont hérité à parts égales, sans conflit public, sans bataille judiciaire. “On gère tout en équipe”, confirmait son fils Micha en 2025. La famille gère aujourd’hui un catalogue qui continue de générer environ 10 millions d’euros par an, sa musique étant sans cesse redécouverte, streamée et même samplée par des stars du hip-hop comme Dr. Dre.

Mais que reste-t-il des lieux qu’il a habités ? Sa villa suisse de Cologny, remplie de livres, de miroirs dorés et d’un studio où s’entassaient des décennies de bandes, reste le bastion familial.

Et puis il y a Mouriès. Ce havre de paix provençal de 30 000 mètres carrés, où il produisait sa propre huile d’olive pour ses amis. La villa de 660 m², avec ses neuf chambres, sa piscine intérieure et son studio d’enregistrement secret, était son sanctuaire. C’est là, dans le jardin, que se trouve une roulotte bohème offerte par Chico des Gypsy Kings. C’est là qu’il recevait ses amis, comme Michel Drucker, pour des dîners tranquilles sous les oliviers.

Après sa mort, la propriété fut discrètement mise en vente pour 2,45 millions d’euros. Fait révélateur, l’annonce ne mentionnait jamais le nom de Charles Aznavour, par désir de discrétion ou pour éviter une surenchère. Les murs qui ont entendu ses dernières compositions sont désormais vides, la maison abandonnée par la musique qui l’habitait.

Né Chahnour Varinag Aznavourian, fils de survivants du génocide arménien, il avait commencé dans la pauvreté d’un restaurant familial rue de la Huchette. Rejeté à ses débuts pour sa voix, sa taille et son physique, il fut pris sous l’aile d’Édith Piaf, qui l’a “forcé à devenir qui il était”. Il est devenu un géant, abordant des thèmes tabous comme l’homosexualité (“Comme ils disent”) bien avant tout le monde, et collectionnant les admirateurs, de Bob Dylan à Frank Sinatra.

Son engagement pour l’Arménie, dont il fut ambassadeur en Suisse, et son étoile sur le Hollywood Walk of Fame ont complété le portrait d’un homme aux mille facettes.

Aujourd’hui, le silence de sa maison de Mouriès contraste avec le bruit de l’empire financier qu’il a laissé. Charles Aznavour n’a pas seulement écrit “La Bohème” ; il a écrit le scénario parfait de sa propre postérité, s’assurant que sa famille soit protégée et que son œuvre continue de rapporter, bien après que le rideau soit tombé. Le plus grand héritage d’Aznavour n’est peut-être ni une chanson, ni une maison, mais la leçon d’un artiste qui a su protéger sa musique et les siens du chaos de la célébrité.