Monsieur, bonsoir. Une fois encore, la géopolitique s’invite au cœur de la crise politique française. Annoncée après leur tête-à-tête en Alaska au cœur de l’été, la prochaine rencontre entre Donald Trump et Vladimir Poutine se tiendra à Budapest, capitale d’une Hongrie que Viktor Orbán a méthodiquement positionnée comme « tierce voie » européenne depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine. Un choix de lieu tout sauf anodin : il entérine la marginalisation d’un camp « euromondialiste » bousculé, embarrasse l’exécutif français et installe, sur le Vieux Continent, un théâtre où Washington et Moscou pourraient tester une sortie de crise — à défaut de la signer.

Donald Trump rencontrera Vladimir Poutine à Budapest | France Culture

Derrière l’annonce, l’équation est brutale. Côté russe, les quatre oblasts annexés fin 2022 ne sont pas entièrement contrôlés ; côté ukrainien, l’abandon des positions chèrement défendues dans le Donbass paraît politiquement suicidaire. Le « grand compromis » demeure improbable à court terme, mais le simple fait d’installer ce dialogue en Europe centrale, à deux pas de la ligne de front, rebattait déjà les cartes ; l’ancrer désormais à Budapest envoie un message clair : une Europe existe, qui ne s’aligne ni sur la vision maximaliste du Kremlin ni sur l’hostilité militante de certains capitales occidentales. Pour Viktor Orbán, traité en paria par Bruxelles, l’effet d’image est puissant. À l’orée des législatives hongroises du printemps 2026, pouvoir accueillir les deux hommes forts de la planète — le Russe et l’Américain — a des airs de revanche politique soigneusement chorégraphiée.

Pourquoi Budapest ? Parce que les options se raréfient. La scène « Alaska vs Extrême-Orient » a déjà été jouée ; Ankara, hyperactive en médiatrice régionale, n’a guère intérêt à prêter sa scène à un duo qui la dépasserait ; et l’Union européenne, empêtrée dans ses lignes rouges, n’offre pas d’hôte consensuel. La Hongrie, qui a annoncé son retrait de la Cour pénale internationale, se libère des obstacles protocolaires et se propose en plate-forme de paix « réaliste ». Orbán s’y met en scène en bâtisseur de ponts : l’Europe qu’il dessine accepterait la cohabitation — forcée, mais assumée — entre Kyiv, Moscou et Bruxelles, plutôt qu’un récit binaire de victoire totale des uns ou des autres. C’est cette « troisième option » que Donald Trump, de retour au centre de gravité américain, valide en choisissant Budapest.

À Paris, l’effet politique est immédiat. La diplomatie française, qui a tant misé sur la centralité bruxelloise et sur une fermeté croissante face à Moscou, se retrouve spectatrice. Le récit d’un Président jupitérien — encore auréolé il y a peu par ses envolées sur la « souveraineté européenne » — vacille sous la pression d’un agenda qui se joue ailleurs et autrement. L’humiliation est d’autant plus cuisante que la séquence intervient alors que Sébastien Lecornu, nouveau Premier ministre, tente de poser les fondations d’un budget 2026 déjà contesté dans l’Hémicycle, sous la menace de motions, d’alliances mouvantes et de colères sociales à bas bruit. L’exécutif, qui sort péniblement de motions de censure ratées mais bruyantes, voit se refermer sur lui un étau : à l’extérieur, un tête-à-tête Trump-Poutine sur le sol européen ; à l’intérieur, un pays chauffé à blanc par l’austérité annoncée.

Et comme si la diplomatie classique ne suffisait plus, une autre force s’invite à la table : la coalition informelle des titans de la tech. L’« alliance » numérique entre Elon Musk et Pavel Dourov, scellée à coups de retweets géants et de controverses sur le chiffrement, électrise la scène médiatico-politique. En quelques clics, un message cinglant contre des projets européens de surveillance des messageries peut toucher des dizaines de millions de personnes. Pour un pouvoir français obsédé par les « ingérences », voilà une onde de choc d’un genre nouveau : pas la main invisible d’un service secret étranger, mais la pression visible — et assumée — de plateformes privées dont l’audience écrase les canaux institutionnels. Quand Dourov dénonce, Musk amplifie ; quand Bruxelles hésite, X occupe l’agora ; et Paris découvre qu’il lui faudra plus qu’un compte « French Response » pour peser dans la bataille des narratifs.

Un "partenaire loyal" : pourquoi la Hongrie a été choisie pour la rencontre  entre Donald Trump et Vladimir Poutine

Ce n’est pas seulement un caprice d’algorithmes. C’est un basculement structurel : l’espace public européen se recompose à la vitesse des notifications, et la France, en pleine crise de régime, redoute la dissolution de ses repères au moment même où se profilent des élections anticipées. Les mêmes acteurs qui accusent depuis des années la Russie d’alimenter les « révolutions de couleur » voient monter un risque tout différent : la constitution, par ricochet, d’un écosystème de parole qui contourne les médiations classiques — et les fragilise. D’où l’appel à la prudence : accueillir la « libération » du débat ne doit pas signifier l’alignement aveugle sur une matrice étrangère, fût-elle estampillée « liberté d’expression ». L’indépendance se mesure à la capacité de dire oui aux outils sans dire amen aux agendas.

Pendant ce temps, à l’Assemblée nationale, la fronde continue de crépiter. Une nouvelle motion de destitution contre Emmanuel Macron surgit, promise à l’échec mais taillée pour l’occupation du terrain symbolique. La suspension de la réforme des retraites apaise certains alliés de circonstance, sans garantir un vote favorable sur les comptes. Marine Le Pen, qui pariait sur une dissolution, voit sa stratégie d’« accélération » perturbée, mais son statut d’opposition numéro un consolidé par défaut. LR se déchire entre collaboration budgétaire et orthodoxie de parti, au point d’enclencher des procédures d’exclusion contre ses ministres passés chez Lecornu. Au centre, les ambitions se choquent, les loyautés se fissurent. Et la rue, elle, frémit : retraités, étudiants étrangers visés par la fin des APL, usagers de la santé frappés par le doublement des franchises… Le 6 novembre est déjà coché dans les agendas syndicaux.

Cette polycrise — géopolitique, numérique, budgétaire, sociale — compose un tableau d’ensemble qui dépasse le simple embarras présidentiel. Elle raconte une perte d’initiative. La France ne dicte plus le tempo européen ; elle réagit à un monde qui s’écrit ailleurs, dans des salles aux lustres hongrois, dans des fils X au milliard de vues, dans des négociations qui ne lui demandent plus son aval. L’image d’« humiliation » ne tient pas tant à la blessure d’amour-propre qu’à cette impression d’être hors-champ, d’arriver toujours après la bataille — ou sur le mauvais théâtre.

Est-ce irrémédiable ? Pas nécessairement. Mais l’exécutif n’a plus droit aux illusions. Il lui faut assumer une ligne — claire, intelligible, cohérente — sur l’Ukraine : soit l’adhésion franche au pari d’une pression prolongée, avec ses coûts budgétaires et politiques ; soit le courage d’entrer dans l’architecture d’une trêve et d’une sécurité négociée, sans fictions héroïques. Il lui faut, surtout, réapprendre le langage d’un pays fatigué qu’on ne convainc plus par des admonestations, mais par des résultats concrets : une sécurité quotidienne tangible, des comptes lisibles, des priorités assumées (logement, santé, pouvoir d’achat), un État qui protège ce qu’il proclame sacré.

Quant au champ numérique, l’heure n’est ni au déni ni au réflexe de bâillon. La transparence sur les projets de régulation, l’exemplarité sur la protection des libertés publiques, l’humilité face à des plateformes capables de parler à « 40 millions de personnes en deux clics » seront plus efficaces que des croisades rhétoriques perdues d’avance. La République n’a pas besoin d’ennemis imaginaires ; elle a besoin d’alliés crédibles et d’institutions qui tiennent.

Reste Budapest. Si la rencontre Trump-Poutine n’accouche pas d’un accord, elle installera au moins un nouveau centre de gravité diplomatique sur le continent — un centre qui, pour l’heure, ne passe pas par Paris. L’« humiliation » naît ici : de voir la paix se négocier sans nous, le récit se fabriquer contre nous, et l’opinion se façonner ailleurs que chez nous. Le pire serait d’y répondre par la crispation ou le déni. Le moindre serait d’y voir une alerte — et une fenêtre : reprendre pied, non en sermon, mais en proposition ; non en posture, mais en actes.

La France aime les scènes. Elle a besoin, aujourd’hui, de coulisses solides : un budget tenable, des institutions apaisées, un cap européen réaliste, une boussole numérique libérale et souveraine. Faute de quoi, la diplomatie se jouera « chez les autres », les débats se tiendront « sur les autres », et la politique se décidera « contre nous ». À Budapest, deux hommes vont s’asseoir à table. À Paris, c’est toute une architecture qu’il faut rebâtir — vite, et bien.