« Ne pas être des grenouilles » : L’implacable démonstration de Fabrice Arfi devant le Sénat sur le « sentiment d’impunité » et la trahison des élites

 

L’enceinte feutrée du Sénat est rarement le théâtre de fulgurances aussi brutales et éclairantes. Face à la Commission d’enquête sur la délinquance financière, Fabrice Arfi, journaliste d’investigation pour Mediapart, n’a pas livré un simple témoignage. Il a déroulé une véritable analyse clinique de la corruption en France, un phénomène qu’il définit non pas comme un simple dysfonctionnement, mais comme la rencontre toxique et quasi-systémique du « pouvoir et de l’argent. » Son audition, d’une lucidité implacable, a laissé les sénateurs médusés et le public en droit de s’interroger sur la solidité morale de ses propres élites.

Dès les premières secondes, le ton est donné. Arfi introduit son propos par une métaphore saisissante, destinée à éveiller les consciences engourdies : la fable de la grenouille. « Si vous mettez une grenouille dans une eau bouillante, elle sort du bocal parce que l’eau lui est parfaitement intolérable, » explique-t-il. « Si vous la mettez dans une eau tiède que vous réchauffez petit à petit, petit à petit, petit à petit, et bien elle reste au risque de sa propre mort dans le réceptacle parce qu’elle s’est habituée. »

Cet avertissement philosophique s’adresse directement à la nation : face à la délinquance financière, l’habitude est la plus grande des menaces. La corruption ne frappe pas toujours comme un choc électrique ; elle s’installe par petites touches, par des arrangements, par une normalisation progressive de l’inacceptable. Le combat contre ce fléau, martèle le journaliste, est avant tout un combat contre l’accoutumance.

I. L’Impunité, Racine du Mal Français

 

Pour Fabrice Arfi, l’invariant, la racine première de toutes ces affaires de corruption et de fraude, est le « sentiment d’impunité. » Ce n’est pas un simple vice de caractère ; c’est une conviction profonde, ancrée chez les plus puissants, que les règles de la République ne s’appliquent pas à eux. Cette conviction leur est permise par des réseaux, un accès privilégié aux médias, et une capacité d’influence hors du commun.

L’exemple qu’il choisit pour illustrer cette thèse est celui de Jérôme Cahuzac. L’histoire de l’ancien ministre du Budget est un cas d’école, presque fascinant par son cynisme. Le journaliste rappelle la situation, proprement sidérante : « Qu’est-ce qui fait que Jérôme Cahuzac, fraudeur fiscal, il le sait, lui, qu’il a un compte en Suisse et à Singapour, accepte d’être ministre du budget quand François Hollande le lui propose ? » L’absurdité de la situation est totale : l’homme chargé de mener la lutte du gouvernement contre la fraude fiscale était lui-même un fraudeur confirmé.

Cette acceptation de l’inacceptable n’est possible que par un sentiment de protection absolue. Un citoyen lambda n’aurait jamais osé un tel pari. Mais la puissance, l’accès aux cercles de décision, confèrent cette assurance quasi divine que l’on ne sera jamais pris, ou si l’on l’est, que l’on pourra s’en sortir.

La révélation de l’affaire Cahuzac, après quatre mois d’une bataille médiatique acharnée entre un « petit journal » (Mediapart) et un ministre qui démentait farouchement, a marqué un tournant. Ce n’est pas la seule volonté politique qui a fait bouger les lignes. Arfi le rappelle avec force : c’est l’« émoi populaire » suscité par cette affaire qui a créé « l’épée dans les reins » du pouvoir politique. Sans la mobilisation citoyenne, sans l’onde de choc dans l’opinion, rien n’aurait changé.

C’est cette pression populaire qui a conduit à des évolutions institutionnelles majeures et, pour une fois, véritablement utiles : la création du Parquet National Financier (PNF), la création de l’Office Central de Lutte contre la Corruption et les Infractions Financières et Fiscales (OCLIF) et la mise en place de la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique (HATVP). Ces avancées, dit-il, « n’étaient pas prévues dans le programme présidentiel » de ceux qui les ont décidées. Elles sont la preuve que la justice, quand elle est soutenue par l’opinion, peut arracher des victoires contre l’ordre établi.

II. Le Contrôle du Récit : Quand les Accusés S’imposent aux Médias

 

L’une des analyses les plus troublantes livrées par Fabrice Arfi concerne la capacité des puissants à imposer leur propre « narratif » (leur propre récit) dans la conversation publique. Les personnes mises en cause dans ces dossiers, par définition « des gens puissants » dotés de vastes réseaux (médiatiques, financiers, politiques), n’ont pas besoin de se défendre devant la justice ; ils se défendent sur la place publique.

Le journaliste illustre cette asymétrie avec des chiffres précis et glaçants, sans nommer explicitement les accusés, mais en laissant peu de place au doute. Il évoque le cas d’un ancien président de la République mis en examen, qui bénéficie de tribunes inouïes : « peut aller pendant 27 minutes aux 20h de TF1 se défendre », puis 45 minutes sur le plateau de la « première chaîne d’info en continu, BFM TV. »

Cette liberté de défense est un droit, mais elle révèle une fracture médiatique. Arfi fait le constat de l’inversion de perspective : les mêmes chaînes qui offrent de longs monologues à l’accusé ne consacrent pas 27 minutes, ni 45 minutes, à « expliquer ne serait-ce qu’expliquer avec toutes les prudences d’usage quels sont les faits qui peuplent le dossier » ayant conduit aux mises en cause.

Le fond du dossier — l’intérêt public, la malversation, l’atteinte à la probité — est relégué au second plan. Le débat devient un duel de personnalité : l’individu contre le système. En conséquence, la conversation publique s’éloigne de la question centrale : les faits reprochés.

 

III. La Contre-Attaque : La Justice traitée de « Stasi »

 

C’est dans l’analyse de la contre-attaque des mis en cause que l’audition atteint son point de sidération. Arfi dénonce un « renversement de perspective qui moi me paraît proprement sidérant sinon scandaleux. »

Les personnes puissantes, souvent celles-là mêmes qui réclament la « tolérance zéro » pour la délinquance du quotidien, n’hésitent pas, dans leurs propres affaires, à « faire le procès de la justice » dans les médias. Leur tactique est simple mais diabolique : discréditer les enquêteurs pour déminer le dossier. Ils ne contestent pas les faits, ils contestent la légitimité de ceux qui les ont révélés.

Le point culminant de cette rhétorique de la victimisation est l’exemple de l’ancien président, qui a osé comparer l’Office Central de Lutte contre la Corruption et les Infractions Financières et Fiscales (OCLIF) à la Stasi est-allemande, dans une tribune publiée en 2014. Ce mot, qui renvoie aux heures les plus sombres de la répression politique totalitaire, est d’une violence inouïe. Il vise à discréditer totalement l’action de fonctionnaires, de policiers et de magistrats qui ne font qu’appliquer la loi votée par les parlementaires.

Un autre exemple édifiant est celui de l’affaire de Marine Le Pen concernant les détournements présumés de fonds publics au Parlement européen. Selon Arfi, cette affaire portant sur 5 millions d’euros d’argent public, « de votre argent, de notre argent, » n’a « jamais fait l’ouverture des journaux, n’a jamais fait l’ouverture des matinales. »

En revanche, le dossier est devenu un événement national lorsque la mise en cause a décidé de le transformer en événement politique en allant au 20 heures de TF1 pour dénoncer le « scandale » des réquisitions du parquet. Le débat n’est plus centré sur le détournement présumé de l’argent du contribuable, mais sur la « République des juges, » le « gouvernement des juges » et la « justice contre la démocratie. » En d’autres termes, le vol de l’argent public est moins choquant que la volonté des magistrats d’appliquer la loi. Arfi le rappelle : c’est bien le monde politique qui vote la loi. Quand la justice tente d’appliquer cette loi au monde politique, elle est qualifiée de « Torquemada. »

 

IV. La Malédiction Médiatique : Quand le Journalisme s’Autocensure

 

Cette inversion de perspective est rendue possible par un facteur structurel que Fabrice Arfi aborde sans concession : la concentration des médias. Il est « désolé de le dire », mais en France, l’essentiel des médias appartient à des « capitaines d’industrie » qui ont eux-mêmes « des problèmes pour une grande partie avec la justice financière. »

Cette réalité crée une forme d’autocensure implicite. Comment des médias, détenus par des responsables économiques potentiellement en délicatesse avec la justice financière, pourraient-ils accorder l’importance méritée à la délinquance en col blanc ? La question est rhétorique. Le résultat est palpable : l’information sur la corruption est souvent sous-traitée, considérée comme trop « compliquée » pour le grand public — un argument qu’Arfi rejette avec force. Pour lui, la question est globale et culturelle, et elle est absolument fondamentale pour le citoyen.

La délinquance financière n’est pas un sujet déconnecté des affaires du monde. La corruption et le manque de morale publique, comme le démontre l’exemple de l’ancien président d’une puissance mondiale prenant des décisions favorisant l’opacité financière (fin de la transparence sur les bénéficiaires économiques), ont des répercussions directes sur la diplomatie et les relations internationales. Il lie directement les intérêts privés à la géopolitique (pensons aux relations entre les États-Unis et la Russie).

 

V. Le Prix de la Probité et l’Appel à la Vigilance

 

En conclusion de son intervention, Fabrice Arfi remet l’accent sur ceux qui mènent ces enquêtes difficiles : les policiers, les gendarmes, les douaniers, les procureurs et les juges. Ils s’attaquent, par nature, à l’ordre établi et se retrouvent souvent isolés, voire attaqués médiatiquement. Le travail acharné de ces offices spécialisés (PNF, OCLIF) doit être reconnu, voire mieux « gratifié, » car il s’agit d’une lutte contre une délinquance qui, loin d’être marginale, est d’intérêt « grand public. »

Le journaliste de Mediapart ne laisse aucun doute sur les enjeux. Le combat contre la corruption n’est pas une querelle d’experts ; c’est la préservation de la moralité et de l’équité de la République. Le risque, s’il n’y a pas de réaction citoyenne et politique forte, est de succomber au sort de la grenouille. S’habituer à l’impunité, c’est risquer la mort de l’éthique publique et l’effondrement de la confiance dans les institutions. Le rôle du citoyen, en demandant des comptes et en refusant de se laisser dicter le « narratif » des puissants, est la dernière ligne de défense contre la maladie de l’impunité. L’audition de Fabrice Arfi restera un moment clé, un rappel cinglant que la France ne peut plus se permettre d’être tiède face au feu de la corruption.