Après la libération de Boualem Sansal, règlements de comptes entre les camps Macron et Retailleau

Après la libération de Sansal, l'heure de vérité pour le rapprochement  franco-algérien - Charente Libre.fr

L’exécutif a rivalisé d’allusions revanchardes à l’égard du patron de la droite, qui, à Beauvau, dénonçait la « diplomatie des bons sentiments » et prônait un « rapport de force » avec l’Algérie.

Dès avant sa sortie du gouvernement, Bruno Retailleau en était convaincu. Une fois écarté de l’équipe de Sébastien Lecornu, il s’attendait à ce que la situation de Boualem Sansal, arbitrairement retenu en Algérie, se débloque d’une manière ou d’une autre. Or, un an après l’arrestation de l’écrivain franco-algérien, le président Abdelmadjid Tebboune a opportunément accédé mercredi à la demande de son homologue allemand d’accorder une grâce humanitaire.

« Il va enfin retrouver les siens et retrouver la France, à laquelle il avait tant manqué. C’est un immense soulagement et une très grande joie », s’est sobrement réjoui le président des Républicains (LR), qui prônait depuis Beauvau un « rapport de force » avec l’Algérie et dénonçait l’échec de la « diplomatie des bons sentiments » – entraînant de vives crispations avec le Quai d’Orsay et jusqu’au sommet de l’État.

Il y a des noms qui, à eux seuls, provoquent des tempêtes. Boualem Sansal est de ceux-là. L’écrivain algérien, au courage maintes fois salué et à la plume trempée dans l’acide de la vérité, est devenu bien malgré lui le catalyseur d’une crise politique française d’une rare intensité. Ce qui devait être une simple participation à un salon littéraire s’est transformé en un scandale d’État, révélant les fractures béantes de la classe politique. La “libération” de Sansal, arrachée après une tentative de censure, a ouvert la boîte de Pandore d’un règlement de comptes féroce entre le camp d’Emmanuel Macron et celui de Bruno Retailleau.

Au commencement, il y a l’invitation. Boualem Sansal, auteur de “2084 : La fin du monde” et critique infatigable de l’islamisme politique, est convié à un prestigieux événement culturel parisien, largement subventionné par le Ministère de la Culture. Une présence logique pour un intellectuel de cette envergure, habitué des plateaux français et symbole d’une francophonie de combat.

Mais la logique intellectuelle pèse peu face aux pressions idéologiques. À peine l’invitation annoncée, la machine s’emballe. Des collectifs “antiracistes” autoproclamés, des associations de la gauche radicale et des militants “décoloniaux” montent au créneau. Les accusations fusent : Sansal serait “islamophobe”, sa critique de l’islamisme ne serait qu’un paravent pour des idées nauséabondes. On lui reproche ses positions jugées trop “pro-israéliennes” ou, plus simplement, son refus de se plier à la doxa victimaire. La pression sur les organisateurs est intense.

Et le “camp du bien” cède. Dans les couloirs feutrés du ministère, on s’inquiète. On craint les “vagues”, les “incidents”, le “bad buzz”. La macronie, obsédée par son image de modération et son “en même temps” funambule, prend peur. La décision tombe, discrète, presque honteuse : Boualem Sansal est “déprogrammé”. Officiellement, un “problème d’agenda”. Officieusement, une censure pure et simple, un acte de soumission face à une minorité bruyante.

C’est ici que l’affaire culturelle bascule dans l’arène politique. Car l’information fuite. Et elle ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd. Le camp de Bruno Retailleau, le très droitier chef de file des Républicains au Sénat, s’empare de l’affaire avec une délectation stratégique. Pour Retailleau, l’occasion est trop belle. C’est la démonstration parfaite de toutes ses thèses : la “lâcheté” du gouvernement, le “wokisme” qui gangrène les institutions, et la “compromission” de la macronie avec “l’islamo-gauchisme”.

L’offensive est lancée, et elle est brutale. Le sénateur de Vendée dégaine des communiqués de presse incendiaires, dénonce sur les chaînes d’information une “police de la pensée” et un “Munich culturel”. Il accuse le gouvernement de “trahir la laïcité” et de “sacrifier nos intellectuels sur l’autel de la peur”. La droite, orpheline d’un combat idéologique fort, a trouvé son étendard : la défense de Boualem Sansal devient la défense de la liberté d’expression, de la France éternelle face à ses nouveaux censeurs.

Pris en étau, le camp présidentiel panique. L’affaire, qui devait être étouffée, explose au visage de l’exécutif. Emmanuel Macron, qui se veut le parangon de “l’esprit des Lumières”, se retrouve accusé de complicité de censure. La “déprogrammation” devient une humiliation publique. L’ordre est donné de “rétropédaler”. En urgence, le Ministère de la Culture contacte les organisateurs, qui eux-mêmes rappellent piteusement l’écrivain. Boualem Sansal est réintégré.

C’est cette réintégration, cette marche arrière humiliante, que l’on nomme la “libération” de Boualem Sansal. Mais si l’écrivain a retrouvé sa place, la guerre politique, elle, ne fait que commencer.

Car l’heure est venue du règlement de comptes. Et il est sans pitié.

Pour le camp Retailleau, c’est une victoire totale. D’abord, il a prouvé son efficacité : sa mobilisation a fait plier le gouvernement. Ensuite, il a imposé son cadre idéologique. Il s’est posé en “vrai” défenseur de la République, coupant l’herbe sous le pied non seulement du camp présidentiel, mais aussi du Rassemblement National. En défendant un intellectuel musulman critique de l’islamisme, Retailleau se protège de l’accusation de racisme primaire tout en s’attaquant à ce qu’il nomme le “totalitarisme islamiste” et ses “complices” au pouvoir. C’est une opération politique magistrale en vue des futures échéances électorales, une façon de souder la droite dure sur le dos de la “faiblesse” macroniste.

Pour le camp Macron, en revanche, c’est un désastre. L’affaire révèle l’incohérence du “en même temps”. En voulant ménager sa gauche (les organisateurs de l’événement, la culture “progressiste”) et sa droite (l’électorat qui demande de la fermeté), le Président s’est retrouvé paralysé, puis déjugé. La colère est immense à l’Élysée et à Matignon.

Après la libération de Boualem Sansal, règlements de comptes entre les camps  Macron et Retailleau

La riposte s’organise, non pas sur le fond (la censure a bien eu lieu), mais sur la forme : l’instrumentalisation. Les porte-paroles de la majorité montent au créneau pour dénoncer le “cynisme” et la “pyromanie” de Bruno Retailleau. L’accusation est la suivante : la droite n’en a que faire de Boualem Sansal ; elle a simplement utilisé un intellectuel menacé pour un “gain politique” misérable. On accuse Retailleau de “souffler sur les braises”, de “faire le jeu des extrêmes” et de “simplifier à outrance” un débat complexe. “La République n’a pas besoin de pompiers pyromanes”, lance un ministre, visant directement le sénateur.

Le règlement de comptes est là, brutal. D’un côté, l’accusation de “lâcheté” et de “soumission” (le camp Retailleau). De l’autre, l’accusation “d’instrumentalisation” et “d’irresponsabilité” (le camp Macron).

Et Boualem Sansal, dans tout cela ? L’écrivain, habitué aux tempêtes, observe le spectacle avec une ironie probablement amère. Lui, qui risque sa vie pour dénoncer les totalitarismes, se retrouve réduit à un pion sur l’échiquier politique français. Sa “libération” n’est pas celle de sa parole – elle l’a toujours été – mais celle d’un jeu politique qui le dépasse et l’utilise. La complexité de sa pensée est balayée au profit de slogans. Pour la droite de Retailleau, il est le “héros anti-islamisme” ; pour la gauche qui voulait le censurer, il est le “réactionnaire”.

Cette affaire, au-delà de ses protagonistes, est le symptôme d’une vie politique française fiévreuse, incapable de gérer la nuance. Le “cas Sansal” a prouvé que la ligne de crête centriste d’Emmanuel Macron est de plus en plus intenable face à une droite décomplexée, menée par un Bruno Retailleau qui a parfaitement compris que les batailles culturelles sont les préliminaires des victoires électorales. La “libération” de l’écrivain a surtout libéré les haines et les stratégies, dans un règlement de comptes qui laisse le débat intellectuel, lui, en état de mort cérébrale.