Le Secret du Ticket de Tramway : Comment un Message Oublié a Résolu une Disparition de 34 Ans à Marseille

Marseille, mars 1961. La guerre d’Algérie jette son ombre sur la cité phocéenne, exacerbant les tensions entre communautés. Pourtant, au milieu de ce climat électrique, une amitié lumineuse unit Henri Benedetti, fils d’immigrés italiens, et Mohamed Kadri, jeune Algérien. Dockers sur le port autonome, ils partagent leurs rêves d’avenir et leur quotidien, indifférents aux regards hostiles. Jusqu’à ce soir du 15 mars où ils se volatilisent. Pendant 34 ans, leurs familles vivront dans l’attente et la douleur, ignorant qu’un minuscule bout de papier, dissimulé dans les murs de la ville, détenait la clé de leur tragique destin.

Une Amitié Plus Forte que la Guerre

En 1961, Henri et Mohamed sont le symbole de ce que Marseille a de meilleur : le brassage. Henri, grand brun aux yeux noisette, vit à Saint-Mauront. Mohamed, brillant et bilingue, habite Belsunce. Au port, leur sérieux leur vaut la confiance de leur chef d’équipe, Marcel Fontaine, qui leur confie des tâches de surveillance des cargaisons. C’est cette promotion qui va signer leur arrêt de mort.

Leur curiosité les pousse à s’intéresser aux manèges suspects du “Mediterranean Star”, un cargo libérien qui décharge nuitamment des caisses bien trop lourdes pour contenir de simples pièces détachées. Ce qu’ils découvrent dans l’entrepôt numéro 12 dépasse l’entendement : des armes de guerre par milliers, destinées à la fois au FLN et à l’OAS. Un trafic cynique qui alimente les deux camps d’un conflit sanglant, orchestré par une société écran, la “Compagnie Méditerranéenne d’Import-Export”.

Le Piège se Referme

Conscients de la gravité de leur découverte, les deux amis tentent d’alerter les autorités. Mais ils ignorent que le réseau a des ramifications jusque dans les services secrets français. Leurs mouvements sont surveillés, leurs lettres interceptées. Le 15 mars, ils sont convoqués par leur chef d’équipe pour des “heures supplémentaires” qui ne sont qu’un guet-apens.

Face à Vincent Mercier, agent véreux, et Saïd Benchik, intermédiaire trouble, Henri et Mohamed se voient proposer un marché : 50 000 francs chacun pour leur silence. Une fortune pour l’époque. Mais leur intégrité est inébranlable. “Plutôt pauvres mais honnêtes que riches et complices”, rétorque Henri. Ce refus courageux scelle leur destin.

Séquestrés, conscients que leur dernière heure est arrivée, ils parviennent à rédiger un ultime message. Sur un ticket de tramway de la ligne 2, Mohamed écrit en arabe et Henri en français. Ils y dénoncent leurs bourreaux et le trafic. Henri cache le ticket dans sa veste, puis lors d’une tentative de fuite désespérée sur les quais, Mohamed le glisse dans une fissure d’un mur de la station de tramway de la Belle de Mai. Quelques instants plus tard, ils sont rattrapés, exécutés, et leurs corps jetés à la mer.

34 Ans de Silence et de Douleur

L’enquête de police de 1961, sabotée par les pressions politiques, conclut hâtivement à une disparition volontaire. Les familles sont dévastées. Le père d’Henri meurt de chagrin, celui de Mohamed sombre dans la culpabilité. Seule Fatima, la sœur de Mohamed, devenue avocate, et Jean-Claude, le frère d’Henri, n’abandonnent jamais, transformant leur deuil en quête de vérité.

Les décennies passent. Les témoins meurent, les preuves s’effacent. L’histoire semble devoir rester à jamais enfouie dans les eaux du port, victime collatérale de la guerre d’Algérie.

Le Miracle de la Belle de Mai

Two friends disappear in Marseille in 1995 — 20 years later, a key ring  resurfaces - YouTube

Il faut attendre juin 1995 pour que le hasard fasse son œuvre. Lors de la démolition de l’ancienne station de tramway, un ouvrier découvre le ticket rouillé. Remis à la mairie, il atterrit entre les mains de Sylvie Moreau-Benedetti, l’épouse de Jean-Claude. L’écriture d’Henri est formellement reconnue.

La traduction du message arabe par Fatima Kadri fait l’effet d’une bombe : “Mercier et Benchik nous ont tués pour protéger leur commerce avec le FLN et l’OAS…”. Le ticket, authentifié par la police scientifique, permet de rouvrir le dossier. L’enquête de 1995, menée par le juge Lombard, confirme tout : l’existence du réseau, l’implication des services secrets, et la trahison du chef d’équipe Marcel Fontaine, dont une confession posthume viendra corroborer les faits.

Mémoire Retrouvée

Si les coupables sont morts impunis, la vérité, elle, est sauve. Henri et Mohamed ne sont pas des fugueurs, mais des héros. En 2021, ils sont reconnus “Morts pour la France”. Une plaque commémorative au port de Marseille rappelle désormais leur sacrifice.

Leur histoire est celle d’un courage ordinaire face à une monstruosité d’État. Elle nous rappelle que même enfouie sous le béton et le mensonge pendant 34 ans, la vérité finit toujours par trouver un chemin vers la lumière, portée par un simple ticket de tramway, dernier témoin d’une amitié éternelle.