Le soir était tombé depuis peu quand la porte grinça doucement et la lumière du couloir glissa sur le seuil. Trois jours s’étaient écoulés depuis que nous avions enterré papa. Trois jours depuis que la terre avait recouvert son corps, depuis que les chants funèbres s’étaient t émus dans la chapelle, depuis que les visiteurs étaient partis, embués de larmes — et que la vie semblait devoir continuer, malgré tout.


Je m’appelle Ezinne. Dans la petite maison de Lagos (bien que le nom de la ville importe peu ici : c’est la maison de mon enfance, notre refuge, notre cocon de peines – mais aussi d’espoirs), j’avais posé le balai dans un coin du salon, juste après avoir rangé quelques fleurs fanées. Maman était dans la cuisine, et mon petit frère, Chike, triait ses chaussures d’école, sur le sol, devant la télévision. L’ambiance était lourde : les rires avaient déserté, les mots semblaient suspendus dans l’air.


Puis, soudain, quelque chose d’impossible se produisit.


Je vis une silhouette se dessiner dans l’encadrement de la porte. Un homme que je reconnus aussitôt — parce que c’était lui, ou du moins son visage, son corps, sa prestance : papa. Enfin, ce qu’il en restait, ou ce qu’il semblait être. Le même large buste, les mêmes épaules solides, le même regard grave. Le même scar sur la joue gauche, trace indélébile d’un vieux combat que je connaissais trop bien. Le même poignet — et ce défaut presque imperceptible du mécanisme de sa montre, que j’avais toujours remarqué.


Mais tout n’était pas identique. Car sur sa joue droite, une coupure fraîche, presque humide, comme si elle venait d’être faite ce matin même ; et à son poignet, non cette vieille montre que je lui avais achetée à son cinquantième anniversaire, mais une montre noire, étrange, moderne, dont l’écran clignotait faiblement, comme un téléphone plongé dans la veille.


Maman se tenait immobile dans l’embrasure de la cuisine, le tissu de son wrapper à moitié noué, comme si elle avait été surprise en plein mouvement. Ses yeux grands ouverts fixaient l’homme — et dans ses yeux je lus l’effroi, la confusion, l’angoisse pure. Le balai glissa de ma main, heurta le carrelage dans un bruit sourd. Chike, lui, lamé­tait ses chaussures, mais releva la tête, cligna deux fois des yeux, puis murmura :

« Daddy ? »

Le souffle se bloqua dans ma poitrine. Le temps sembla ralentir. Je ne bougeais pas. Je ne pouvais pas bouger. L’homme posa sa main sur la table et le bruit du métal — la clef de voiture – tint comme un glas léger. Il demanda :

« Pourquoi mon repas n’est-il pas prêt ? »

Sa voix était calme, presque lasse, comme un homme qui rentre d’un long voyage. Je restai plantée là, figée. Maman tremblait. Chike lâchait un petit cri étouffé.


Je fis un pas, puis un autre, lentement. Les murs semblaient s’éloigner. Le monde vacillait. J’osai enfin parler :

« Nous… nous t’avons enterré.»

Il sourit, un petit sourire presque imperceptible, comme si c’était la chose la plus simple du monde.

« Je sais. »

Le choc me traversa comme un coup de tonnerre au-dessus d’un lac tranquille. Il me fixa, ses yeux calmes mais lointains, comme s’ils contenaient l’écho d’un autre lieu, d’un autre temps.

« Où étais-tu ? » demandai-je.
« Quelque part entre ici et là. » Il répéta, en baissant légèrement la tête. « Mais je suis revenu. »

Le salon, où tout s’était déroulé, avait changé de nature. La plante dans la potée près de la fenêtre semblait se pencher, la poussière sur la table scintillait dans la lumière blanche du plafonnier. Il s’assit dans son vieux fauteuil — ce fauteuil que nous avions déplacé après les visites de condoléances, comme s’il fallait vider l’espace de tout souvenir trop vif.

May be an image of one or more people


Je m’approchai, timidement. Maman gisait dans un coin, son wrapper glissant au milieu de la pierre froide, ses mains pressées contre sa poitrine, des murmures de prière s’échappant de ses lèvres. Chike ne pleurait plus, mais ses yeux ruisselaient, et il avait reculé jusqu’à la porte d’entrée, comme prêt à fuir. Moi, je restai debout, incapable de m’asseoir, incapable de respirer normalement.


L’homme — mon père, ou ce qui en était — sourit encore, se frotta la joue, puis leva les yeux vers la fenêtre. Je le vis regarder le jardin, la voiture.

« Ezinne. »
« Oui, papa… »
« Il n’y a pas de nourriture dans cette maison encore ? »

Je remuai les lèvres, sans pouvoir produire de son. Le cœur battait si fort que j’entendis presque son propre tempo. Maman se redressa, haletante, et se mit à insister :

« Va-t’en ! » cria-t-elle. « Reviens là-où tu viens ! »

Mais l’homme ne bougea pas. Il sembla ne pas entendre. Ou entendre autrement. Il regarda autour de lui, parcourut la pièce du regard — le vase vide, les fleurs séchées, le rideau tiré jusqu’à la moitié, la poussière non essuyée. Il soupira. Puis il ferma les yeux presque un instant, puis les rouvrit en fixant la montre noire à son poignet. Elle clignotait, doucement, comme un cœur électronique.

May be an image of one or more people


À cet instant, un bruit d’un moteur se fit entendre à l’extérieur. Un grondement familier : celui de la vieille voiture de papa. Je me levai d’un bond et courus vers la fenêtre. Les rayons de la lampe du portail éclairaient le pare-choc d’une voiture noire : le vieux Toyota Camry que papa conduisait. Il était là, dans la cour, son moteur tournant encore. Les phares éclairaient la nuit, la grille d’entrée, les feuilles mortes qui tourbillonnaient dans l’air.


Je retournai à l’intérieur. Maman hurlait maintenant, s’échappant dans des cris de supplication, implorant cet homme de « partir ». Le petit Chike tremblait, ses mains serrées autour de ses genoux, les yeux fixés sur papa. Et lui… lui était assis dans le fauteuil, tranquille, les yeux mi-clos, chantonnant doucement un cantique que nous avions l’habitude d’entendre le dimanche matin, quand la maison était pleine de lumière et d’espérance. Le même rythme lent, la même mélodie simple que papa avait chantée pendant des années.


« C’est fini, dit maman entre deux sanglots. Tu n’es plus là ! Nous t’avons enterré ! »

« Je le sais. »
Il resta silencieux, puis incline à nouveau la tête vers sa montre.
« Mais je suis revenu. »

Mon esprit vacillait. Était-ce un rêve, une hallucination, un reflet d’un désir tellement fort que la réalité s’était pliée ? Ou était-ce réellement lui — vivant, ou mort et revenu, ou autre chose ? Le tic-tac électronique de la montre noire, ce clignotement imperceptible, me disait que quelque chose d’autre se jouait. Quelque chose au-delà de la vie et de la mort.


Maman se releva, elle titubait, mais des larmes ruisselaient sur son visage, et elle murmura :

« Sors de cette maison, ou je t’interdis de franchir cette porte. »
Il regarda la porte, puis me regarda. Ses yeux brillaient d’une lumière froide mais contenue.
« Ezinne… »
« Oui ? »
« Veux-tu que je reste ? »

Je ne savais pas quoi répondre. Le monde s’était fracturé. Un instant plus tôt, cette maison était notre douleur, notre deuil, notre vide. Maintenant, un homme que j’aimais venait de réapparaître, comme si la question de l’enterrement ne s’était jamais posée.

« Je… je ne sais pas. »
« Alors je vais rester. »

Et il inclina la tête, pendant que le moteur à l’extérieur continuait de tourner. J’entendis le bruit sourd du moteur, le sifflement léger du vent qui entrait à travers une fenêtre mal fermée, la montre qui clignotait. Le fauteuil grinça sous son poids, puis tout redevint étrangement calme.


Le temps s’écoula, mais je ne savais plus en quelle unité on le mesurait. Une minute, ou une heure, ou un jour. Il se leva soudainement, se passa la main sur la chemise blanche — la même chemise qu’il portait le jour de l’enterrement. Sauf que celle-ci était propre, repassée, et portait encore l’odeur subtile de l’essence – un parfum étrange, qui me fit frissonner.

« Je dois aller changer. »
« Changer pour quoi ? » demanda maman, d’une voix rauque.
« Pour ce qui vient. » Et il se dirigea vers la porte. Il posa la main sur la poignée. Il jeta un dernier regard vers nous.
« Prenez soin de vous. »

Puis il entra dans le couloir, et je vis son dos s’éloigner, la lumière de la montre clignotant encore, comme un signal, comme un appel. Il ouvrit la porte, sortit. Un instant plus tard je vis la voiture qui démarra, ses phares glissèrent sur les murs blancs de la maison, puis la laisser-aller de l’ombre avala le véhicule. Le moteur s’éteignit. Le silence revint.


Maman s’effondra sur le sol. Chike poussa un cri étouffé et accourut vers elle. Je restai debout, meurtrie, avec un mélange de soulagement, de peur, de stupeur. Papa… ou cette apparition — était-il vraiment revenu ? S’il l’était… à quel prix ?


Et dans cet instant suspendu, je sus que rien ne serait plus jamais comme avant. Ce soir-là, nous n’avions pas seulement enterré un corps ; nous avions laissé derrière nous un mystère. Un mystère fait de chair et d’ombre. Une question qui flottait dans l’air comme un parfum âcre : quand revient-on de l’autre côté ?


Je finis par m’agenouiller près de maman, poser ma main sur son épaule. Le petit Chike pleurait doucement. Dans mon regard, je crois avoir vu la montre noire clignoter encore une fois, comme un œil mécanique dans la pénombre. Et je me promis de découvrir la vérité — parce que, désormais, notre vie s’était transformée en un film dont le dernier plan restait invisible…