Le soleil commençait à décliner derrière les collines de Val Merlin lorsqu’Issa, dix-sept ans, avança le long du sentier bordé de pins. La chaleur du jour s’était envolée, laissant place à une fraîcheur qui n’appartenait qu’aux fins d’après-midi d’hiver. Il marchait vite, les mains dans les poches, absorbé par une idée fixe : retrouver Léo. Depuis qu’ils avaient eu cette dispute un mois plus tôt, Léo n’était plus le même. Son rire avait perdu quelque chose, une étincelle. Et Issa, fidèle en amitié comme on l’est rarement à cet âge, refusait d’abandonner.

Léo habitait au bout du chemin, dans une maison grise dont la façade portait les traces d’un père souvent absent et d’une mère qui se battait pour tenir debout. Issa s’arrêta devant la porte et inspira profondément. Puis il frappa.

Un silence.

Puis des pas précipités.

La porte s’ouvrit sur Léo, l’air surpris, les cheveux en bataille.

Issa ? Qu’est-ce que tu fais là ?

Je voulais parler. Tu te souviens, la balade dont on avait parlé ? J’me suis dit qu’on pourrait… je sais pas… remettre les choses à plat.

Un moment d’hésitation passa dans les yeux de Léo. Puis il hocha la tête.

Ouais. Attends, j’prends une veste.

Lorsqu’ils revinrent sur le chemin, le ciel s’était teinté d’orange et de rose. Ils marchèrent sans parler au début, chacun cherchant les mots. C’est finalement Léo qui rompit le silence.

Tu sais, Issa… je suis désolé pour la dernière fois. J’étais juste… j’en avais marre de tout. L’école, les profs, chez moi… et tu te mets toujours dans des histoires, ça m’a énervé.

Issa soupira, mais son sourire resta doux.

Je sais. Et moi je t’ai parlé comme un con. Je voulais pas te blesser. Toi t’es comme un frère.

Léo releva les yeux vers lui, et quelque chose se détendit entre eux.

Toi aussi.

Ils échangèrent un rire discret, fragile mais sincère. Les silhouettes des arbres autour d’eux se découpèrent comme des murs sombres alors qu’ils s’enfonçaient dans le petit bois.

On dirait qu’il va faire nuit plus vite que prévu, commenta Issa.

On n’a qu’à faire demi-tour, proposa Léo.

Déjà ? Issa leva les yeux vers les branches. Non, viens. Y’a un endroit, juste là-bas, où j’allais avec mon oncle quand j’étais petit. Une clairière. Le ciel y est magnifique.

Léo hésita, mais suivit.

Ils atteignirent finalement la clairière. Le sol y était recouvert d’herbe sèche, et un grand rocher se dressait au milieu, comme un trône oublié. Ils s’y assirent, épaule contre épaule, et observèrent les couleurs du crépuscule se dissiper lentement.

Ça me fait du bien, souffla Léo.

À moi aussi.

Ils restèrent là un moment, silencieux, laissant la paix leur tomber dessus comme une couverture chaude. Puis Issa tourna la tête vers lui.

Tu crois que… qu’on pourrait arrêter de se prendre la tête pour des conneries ?

J’aimerais bien.

Et un sourire passa entre eux, un sourire qu’ils pensaient tous les deux perdu.


Il faisait presque nuit quand ils redescendirent du rocher.

Le sentier s’était assombri, et les ombres se faisaient hautes et mouvantes. Ils accélérèrent le pas.

La forêt devient flippante la nuit, quand même, lança Léo pour détendre l’atmosphère.

On dirait un décor de film d’horreur, répondit Issa en riant.

Mais leur rire fut soudain brisé par un bruit sec.

Un craquement.

Ils s’immobilisèrent.

T’as entendu ? murmura Léo.

Ouais…

Ils tournèrent la tête. À travers les arbres, des éclats de lumière blanche crissaient — des lampes torches.

Peut-être des randonneurs ? proposa Issa, peu convaincu.

Les silhouettes se rapprochèrent. Quatre hommes, grands, vêtus de noir, masques sur le visage. Et dans leurs mains… Issa sentit son ventre se nouer.

Des matraques.

Léo blêmit.

On devrait courir, souffla-t-il.

Non. Bouge pas. Ça sert à rien.

Les hommes encerclèrent les deux garçons. L’un d’eux parla d’une voix étouffée.

Qu’est-ce que vous foutez ici ?

Issa leva les mains.

On se promenait, monsieur. On veut pas d’ennuis.

Encore un mensonge, ricana l’un. Ici c’est une zone de surveillance privée. Vous détruisez nos capteurs, c’est ça ?

On sait même pas de quoi vous parlez ! protesta Léo.

Un coup partit — rapide, violent. Issa reçut la matraque dans les côtes et tomba à genoux, haletant.

Arrêtez ! cria Léo.

Il voulut s’interposer, mais un autre homme le plaqua au sol, genou dans le dos.

Les coups tombèrent comme des pierres. Issa tenta de se protéger, sentit sa vue se brouiller. Dans un souffle, il lança :

S’il vous plaît… on est mineurs… laissez-nous…

La ferme !

Puis un des hommes sembla remarquer quelque chose.

Attendez. Celui-là… Il pointa la lampe sur Issa. Il a un badge scolaire protégé. Si on les embarque, ça va remonter plus haut.

Les autres s’arrêtèrent un instant.

On les lâche, alors ?

Ouais. On perd du temps.

Un dernier coup partit, gratuit, abject. Issa sentit sa tête heurter le sol. Puis plus rien.


Quand il rouvrit les yeux, il était allongé dans la clairière, la respiration courte. Léo secouait son épaule, en larmes.

Issa ! Hé ! Issa ! Réponds-moi !

Je… je suis là, grogna-t-il.

Faut bouger. Ils sont partis, mais j’ai peur qu’ils reviennent.

Issa tenta de se lever, mais ses jambes se dérobèrent.

J’y arrive pas…

Alors je t’aide.

Léo se pencha, plaça le bras d’Issa sur ses épaules, et l’aida à se redresser.

Les minutes qui suivirent furent une lutte. Chaque pas d’Issa était une décharge de douleur. Léo le maintenait comme il pouvait, les mains tremblantes.

On va y arriver, Issa. Je te laisse pas.

Les paroles étaient fragiles mais brûlantes de sincérité.

Ils finirent par sortir du bois. La route apparut, baignée d’une lumière blafarde.

On appelle un adulte, dit Léo. Le père de Mahaut, peut-être ?

Issa hocha faiblement la tête.

Quelques minutes plus tard, une voiture se gara dans un crissement de pneus. M. Lemoine, le père de Mahaut, en descendit, éberlué.

Mon Dieu… qu’est-ce qui s’est passé ?

Léo parla le premier, d’une voix cassée.

Ils nous ont tabassés, monsieur. Des hommes… quatre… avec des battes. Ils nous ont suivis dans les bois.

M. Lemoine pâlit.

Montez dans la voiture, vite. Je vous emmène à l’hôpital. Après, on ira à la police.

Issa ferma les yeux. Il n’avait jamais ressenti une telle fatigue.

Il avait juste voulu voir son meilleur ami.


À la gendarmerie, Mahaut les attendait déjà, visiblement paniquée. Elle bondit vers Issa dès qu’il franchit la porte.

Issa ! Ça va ? Oh mon Dieu, c’est quoi ces bleus ? Qui t’a fait ça ?

C’est… c’est compliqué, murmura-t-il.

Le gendarme chargé de l’accueillir leva la tête de son écran.

Messieurs, mademoiselle. Si vous voulez bien vous asseoir, on va prendre votre déposition.

Ils s’assirent. Léo serrait les poings, incapable de rester calme.

Vous allez les arrêter, hein ? lança-t-il. Ils savent qu’on est mineurs, ils s’en foutent ! Ils nous ont presque tués !

Le gendarme haussa un sourcil.

On va d’abord écouter ce que vous avez à dire.

Issa tenta d’expliquer. Il raconta la marche, les hommes en noir, les coups. Mais au fur et à mesure qu’il parlait, il sentit l’incrédulité peser dans la pièce.

Le gendarme posa son stylo.

Donc… vous voulez dire que quatre adultes masqués vous ont attaqués dans les bois… sans raison… puis ont disparu.

Mais c’est ce qui s’est passé ! insista Issa.

On a des caméras dans la zone, répondit le gendarme, impassible. On vérifiera. Mais ce que je trouve bizarre… c’est qu’il n’y a aucune trace de véhicules. Rien.

Un silence glacé tomba.

Léo explosait.

Vous nous croyez pas ! C’est parce que lui est noir, c’est ça ?

Léo, murmura Mahaut en tentant de le calmer.

Mais le gendarme resta figé, comme s’il avait entendu une provocation personnelle.

Je vous demanderai de rester correct. On fait notre travail.

Non, répétait Léo, le souffle court. Vous faites rien du tout. Rien.

Issa le fixa.

Léo. Stop. Ça sert à rien.

Léo se tourna vers lui, les yeux rouges.

Ils vont laisser tomber, Issa. Ils le font toujours.

Issa se crispa. Il savait que Léo avait raison.


L’interrogatoire fut long, humiliant, inutile.

À la sortie, Mahaut marcha aux côtés d’Issa, les bras serrés contre elle.

Je suis désolée… je sais pas quoi dire.

T’as rien fait. C’est pas ta faute, répondit-il doucement.

Je veux dire… j’aurais voulu être là. Peut-être que j’aurais pu…

Non. Issa esquissa un sourire. Tu aurais juste pris des coups, toi aussi.

Elle eut un rire nerveux.

C’est pas drôle.

Je sais.

Ils s’arrêtèrent près d’un lampadaire. La lumière jaune éclairait leurs visages fatigués.

Mahaut inspira profondément.

Issa… ce qui t’est arrivé, c’est injuste. Et… je veux pas que tu restes seul avec ça.

Il baissa la tête.

Mais je suis pas seul. J’ai Léo. J’ai toi.

Elle rougit.

Oui… tu m’as.

Le vent souffla, léger, comme pour effacer les tensions.


Le lendemain, l’histoire avait déjà filtré au lycée. Certains élèves chuchotaient en regardant Issa, d’autres posaient des questions maladroites, parfois blessantes.

Pourquoi t’étais dans ces bois ?

T’es sûr que t’as pas provoqué ?

Peut-être que c’était juste un contrôle ?

Issa encaissait, silencieux.

Mais Léo, lui, refusait de se taire. À la récréation, il frappa du poing sur la table.

Issa mérite la vérité ! Pas des excuses !

Une dispute éclata entre plusieurs élèves. Mahaut intervint, la voix tremblante.

Léo, arrête, tu vas avoir des problèmes !

Je m’en fous !

Issa s’interposa.

Léo… s’il te plaît.

Léo le fixa, puis baissa la tête.

Je veux juste que quelqu’un fasse quelque chose.

Issa sourit tristement.

Je sais.


Les jours passèrent. La police ne donna aucune nouvelle. Pas un appel, pas une visite. Le dossier semblait déjà rangé dans un tiroir oublié.

Mais l’amitié de Léo, elle, ne faiblissait pas. Chaque soir, il venait chez Issa, jouait à la console, parlait de tout et de rien. Parfois, ils ne disaient rien, mais la présence suffisait.

Et un soir, alors qu’ils observaient la nuit par la fenêtre, Léo murmura :

Je t’abandonnerai pas. Pas cette fois.

Issa sentit sa gorge se serrer.

Je sais.


Ce qu’ils avaient vécu resterait gravé en eux, comme une cicatrice longue et fine, invisible pour les autres mais brûlante pour eux.
Une vérité simple flottait entre eux :

Dans un monde injuste, il leur restait l’amitié.
Et cette lumière-là, personne ne pourrait la leur reprendre.