Dans le vacarme étouffé du camp de réfugiés, où les cris d’enfants se mêlent au bruissement du vent sur les tentes poussiéreuses, deux femmes soudanaises – Housseina et Innas – tentent chaque jour de rassembler les fragments de leurs vies brisées. Elles ont accepté de raconter leur histoire, non par force, mais par nécessité, convaincues que témoigner est peut-être la seule manière de donner un sens à l’indicible. Leur voix tremble, parfois se brise, mais jamais ne renonce. Car parler, c’est résister.

Housseina, 33 ans, a fui El-Fasher en juin, au moment où la violence ravageait chaque quartier, où les rues autrefois animées n’étaient plus que des couloirs de peur. Avant que sa vie ne bascule, elle travaillait comme comptable dans une banque. Elle vivait entourée de son mari et de leurs quatre enfants. Une existence simple, structurée, presque ordinaire, balayée en quelques jours par la guerre. Quand elle se souvient de leur départ, ses yeux se brouillent. Tout est allé trop vite. Les combats se rapprochaient, les voisins fuyaient, et soudain, l’urgence s’imposait : partir ou mourir.

Pour Innas, 35 ans, l’exil a commencé un mois plus tôt, en mai. Elle aussi a quitté El-Fasher dans la panique, accompagnée de sa mère, d’un neveu et de son frère, désormais sourd après l’explosion qui a détruit leur maison. Ingénieure civile, célibataire, elle avait passé sa vie à construire. Désormais, son quotidien se résumait à survivre. Quand elle évoque l’explosion, elle ferme les yeux comme pour tenter de rejeter les images, mais rien n’y fait : le fracas, la chaleur, la fumée, puis le silence absolu dans lequel son frère est tombé, tout revient avec une précision cruelle.

Les deux femmes décrivent ensuite le chemin de l’exil, ces jours interminables de marche sous un soleil féroce, sans eau suffisante, sans repos, toujours dans la peur de tomber sur un barrage. Plusieurs de ces barrages étaient tenus par des combattants arabes, hostiles, imprévisibles. Traverser signifiait risquer sa vie. Rebrousser chemin signifiait mourir ailleurs. Alors, elles avançaient, pas après pas, épuisées, terrifiées, mais déterminées à atteindre le Tchad, où des milliers d’autres réfugiés avaient déjà trouvé un relatif refuge.

Un jour, au détour d’un de ces barrages, la vie de Housseina s’est effondrée une nouvelle fois. Séparée de son mari et de ses enfants dans la cohue, elle marchait aux côtés de sa tante lorsque trois hommes les ont attaquées. À ce moment du récit, les mots se font rares, la respiration se coupe, les larmes jaillissent. Le traumatisme est encore trop proche, trop vif pour être décrit avec précision. Elle raconte ce qu’elle peut, entre sanglots, mais l’essentiel se devine dans son silence. Après l’agression, elle était en état de choc, incapable de marcher correctement. Elle ne savait plus où étaient son mari et ses enfants. Elle ignorait même s’ils étaient encore en vie.

Pendant des jours, elle a avancé dans un brouillard, guidée seulement par la nécessité de les retrouver. Et finalement, elle a pu retrouver les deux aînés, âgés de 13 et 10 ans. Mais les deux plus jeunes, eux, étaient introuvables. Ce n’est que récemment qu’elle a appris qu’ils avaient été recueillis par une voisine au Darfour du Nord. Cette nouvelle est un soulagement, mais aussi une torture : ils sont vivants, mais loin. Elle ne sait comment les faire venir jusqu’à elle.

Pour Innas, l’horreur a frappé différemment. Alors qu’elle tentait elle aussi de quitter la ville, son groupe a été pris pour cible. Son frère a été tué sous ses yeux, frappé à mort avec une barre de fer. Quand elle raconte la scène, sa voix devient un murmure, presque un souffle. Il n’y a pas de mots pour décrire cela, dit-elle. Et pourtant, elle tente. Parce que garder le silence serait, selon elle, comme le perdre une seconde fois.

Après cette attaque, Innas a fui avec les autres survivants. Mais la route ne s’est pas adoucie. Les jours suivants ont été marqués par des attaques sporadiques, des nuits sans sommeil, la faim, la peur, la fatigue écrasante. Chaque fois qu’elle fermait les yeux, elle revoyait son frère. Chaque fois qu’elle les ouvrait, le danger était toujours là.

Arrivées au camp de réfugiés au Tchad, les deux femmes ont découvert un autre type de souffrance : celle de l’attente, de l’incertitude, de l’isolement. Housseina ne s’éloigne presque jamais de la tente qu’elle partage avec ses enfants, de peur de les laisser seuls. Les enfants eux-mêmes sont profondément traumatisés, réveillés la nuit par des cauchemars ou terrorisés par le moindre bruit soudain.

Un suivi en santé mentale existe, mais il est loin, très loin, de suffire. Le camp aurait besoin de centaines de psychologues pour répondre aux besoins immenses de ces familles dévastées. Ici, chacun porte une blessure invisible.

Lorsque l’on demande à Housseina ce qu’elle souhaiterait dire aux Canadiens, si elle en avait l’occasion, elle répond sans hésiter : qu’on l’aide à faire sortir ses deux plus jeunes enfants du Darfour. Elle ignore si leur père est toujours en vie. Tout ce qu’elle sait, c’est que ses enfants doivent être avec elle.

Dans ce camp où tout manque – sauf la douleur – Housseina et Innas continuent malgré tout de se tenir debout. Leur courage est silencieux, fragile, mais immense. Elles ont tout perdu, sauf l’espoir, ce fil ténu auquel elles s’accrochent jour après jour. Leur témoignage n’est pas seulement un récit de survie. C’est un cri. Un appel. Une preuve que, même au cœur du chaos, la dignité humaine persiste.